Coopératives fromagères : une question de survivance !

Dans cette époque trouble, la redécouverte de certains savoirs-faire ancestraux semble porteuse d’espoirs de renouveau et la survivance de ces pratiques riche de promesses d’avenir.

 

Avant l’avant…

Au début du siècle passé, le Dauphiné combinait paradoxalement innovations technologiques et agriculture traditionnelle, ou en d’autre termes développement de la ‘houille blanche’ (1) et techniques d’élevage ancestrales. Ces deux secteurs de l’activité humaine alors cloisonnés mettront presque une centaine d’années à converger vers les techniques d’élevage en batterie, d’insémination artificielle, de traite automatique et de transformation des produits laitiers dans des laboratoires aseptisés favorisant des ‘circuits longs’.

Alors que le retour à une production et une consommation de préférence locale se fait relativement insistante de nos jours, il est intéressant de s’arrêter à la fois sur l’historique des ‘circuits courts’ d’antan et sur l’un de ceux encore pérenne en 2021.

Pour cela, il faut remonter au tout début des années ‘50. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, la France amorçait une révolution agricole calquée sur l’industrialisation du secteur primaire américain. Sous l’impulsion du gouvernement de l’époque, les régions agraires voisines (Bresse, Jura pour ne citer qu’elles) voyaient leur cartographie rurale modifiée aux fins de productions intensives. Les champs étaient regroupés, leurs haies et bosquets arrachés afin de fournir d’immenses surfaces cultivables grâce à la mécanisation en cours. Le ‘Remembrement’ allait induire sinon une industrialisation parallèle du moins une rationalisation de l’élevage, celle-ci plutôt lente en Isère. En effet, ses nombreuses petites exploitations se cantonnaient à une production essentiellement familiale et strictement locale des produits laitiers, malgré la création sporadique de Syndicats du Lait et de coopératives timides de producteurs de beurre et de fromage, plutôt en plaine qu’en montagne par ailleurs. (2)

Cependant, l’amélioration du cheptel grâce à des échanges fructueux avec la Suisse voisine, l’évolution des conditions sanitaires des étables et la multiplication des moyens de collecte (rail et route) et de conservation ont permis les améliorations tant qualitatives que quantitatives des produits laitiers locaux. La nécessité de regroupement par secteur d’activité (coopératives laitières et fromagères) s’est durablement concrétisée et le territoire s’est émaillé de structures pas encore étiquetées ESS à l’orée des années ‘60, tant en plaine qu’en montagne. (3)

 

De cet ‘avant’ à maintenant

Si en terme de production de lait le rendement augmente, la marchandise se doit d’être écoulée au-delà d’un bassin local saturé : la rationalisation galopante du secteur primaire a donc favorisé l’excès de production agricole dans les années ‘70 ainsi que le regroupement des coopératives initiales en multinationales hégémoniques (Bell, Lactalis, Sodiaal-Yoplait et son centre R&D à Vienne- nda), tandis que l’Europe naissante créait la Politique Agricole Commune. (4)/(8)

La ‘filière du lait’ et de ses produits dérivés s’est donc tournée vers l’export, de région à région tout d’abord (en ce qui concerne l’Isère, vers le Rhône, Lyon et ses infrastructures de stockage, diffusion, transformation et transport, et vers le Sud, la Drôme-Ardèche et au-delà, ces régions étant peu riches en matière bovine). Les opportunités offertes par un ‘marché’ progressivement étendu des communautés limitrophes au pays tout entier ont débouché sur des échanges conséquents avec les nations voisines via le ‘Marché Commun’(4). Ce dernier permit l’emprise des structures lourdes sur le secteur au détriment de coopératives locales progressivement effacées de la cartographie paysanne. 

Alors que le rendement, – et la recherche du profit – commençait à prévaloir (avec l’aval de tous les ministères de l’agriculture depuis les ‘70s), la recherche de qualité des années d’après-guerre a muté en une optimisation acharnée des produits et de leurs mécanismes d’élaboration. En parallèle de la généralisation de l’élevage intensif de bovins (peu présent dans notre région), l’alimentation des animaux a suivi une courbe productiviste que l’on peut désormais qualifier d’éhontée si l’on se réfère à son aboutissement globalement catastrophique du tout début des années 90 avec la ‘Crise de la Vache Folle’. ‘Farines Animales’ responsables de ce premier désordre sanitaire international, désormais censément interdites en France (5), ne masquent pas l’utilisation depuis des décennies de l’ensilage (6) et l’utilisation d’organismes génétiquement modifiés dans l’alimentation bovine, la résultante de la fusion actuelle de la technologie, de l’agriculture et de l’élevage.

 

Maintenant et demain

La norme AOC (Appellation d’Origine Contrôlée), dès 1935, a établi un standard évitant la dérive des circuits longs et escroqueries diverses en matière viticole tout d’abord, puis progressivement en matière agricole. En 1992, elle est étendue à la norme AOP (Appellation d’Origine Protégée). Par définition, les produits ainsi labellisés sont désormais garants d’un ancrage tant territorial que culturel. Les fromages AOP répondent aux trois règles suivantes : 

 

  • produits
  • transformés
  • élaborés dans une aire géographique déterminée d’après un savoir-faire local reconnu.

 

La notion de ‘terroir’ fait donc son apparition dans les désignations courantes de produits de consommation, généralement assortis d’un prix plus élevé que leur équivalent purement (sic) industriel : petites quantités, diffusion limitée, ces productions entrent plutôt dans la catégorie ‘rare’ et d’après les codes en vigueur dans le monde moderne, dans la catégorie annexe ‘cher’. Un gruyère AOP (7) fabriqué par une coopérative fruitière (le nom donné aux coopératives fromagères dans le Sud Est de la France) sera naturellement plus onéreux qu’un produit d’apparence similaire issu d’un laboratoire industriel, dont les matières premières sont collectées chez tous les éleveurs en batterie du pays.

Il est donc ici et maintenant question du pot de terre contre le pot de fer, ou plus crucialement de la survivance d’une certaine forme d’élevage, de production et de transformation laitière plus naturelle.

En 1960-1970, la région Rhône-Alpes regroupait 430 fruitières fromagères. En 2021, il n’en reste qu’une poignée, dont la coopérative laitière/fruitière « Vercors Lait » à Villard de Lans. Créée en 1956, cette structure s’enorgueillit de « faire vivre et perdurer une agriculture laitière de montagne à travers, notamment, un fromage AOP : Le Bleu du Vercors-Sassenage ». Après avoir appartenu à un grand groupe laitier, 60 producteurs du cru se sont associés en 2003 afin d’en reprendre la direction. Vercors Lait transforme désormais 6,1 millions de litres de lait par an (dont 75% en 12 fromages différents). L’ensilage est banni et 80 % de la nourriture donnée aux bêtes est issue d’un territoire protégé s’étendant jusqu’à la Drôme, d’où provient le lait bio transformé en 8 fromages, dont le bleu et le St Marcellin. « Avec les salariés de la fruitière, dont la majorité habitent le Vercors, les producteurs sont unis dans un projet commun pour construire leur avenir.  Vercors Lait, héritière naturelle du savoir-faire des fruitières d’antan, perpétue désormais la tradition fromagère du Vercors. » (9)

 

Si l’avenir doit s’ouvrir avec un chapitre ‘Réappropriation du territoire’ – circuits courts et pratiques ancestrales en exergue – il peut s’appuyer sur cet exemple.  Un court-circuit, en effet, se semble en devoir d’interférer avec le mode opératoire dominant de l’ « agro-alimentaire » qui surproduit inutilement en usant de processus néfastes à la santé, un dommage parmi d’autres pointant vers l’effacement d’un patrimoine culturel et humain. (10) 

Laurent Bagnard pour Alpes Solidaires

 

 

(1) - production d’électricité à partir de génératrices alimentées par les cours d’eau.

(2) -  « L’étude des différentes races, celles des efforts d’amélioration de ces races, celle des méthodes suivies ont confirmé, chacune à leur tour, la médiocrité de l’élevage et des talents des éleveurs en Bas-Dauphiné. A quelques exceptions près, le paysan a pratiqué une véritable « sélection à rebours », les bonnes bêtes étant gardées pour le lait ou la viande, les mauvaises pour la reproduction. Trop souvent, les dirigeants éclairés des syndicats n’ont pas été suivis par la masse. Ajoutons à ce sombre tableau une alimentation mal équilibrée et la mauvaise installation des étables. Les deux grands remèdes : contrôle laitier, insémination artificielle, font à peine leur apparition. Ils ne sauraient à eux seuls réparer toutes les imperfections. »

Extraits de « Elevage des Bovins et le Lait en Bas Dauphiné », Marie-Hélène Barret. 1952

(3) - « Après 1944, le mouvement coopératif, favorisé par le Ministre de l'Agriculture Tanguy-Prigent, qui voit dans la coopération l'instrument économique indispensable au développement d'une agriculture française fondée sur l'exploitation familiale connaît un essor remarquable ... La période de l'après-guerre est aussi caractérisée par le développement rapide des C.U.M.A. (Coopératives d'Utilisation de Matériel Agricole) qui se constituent autour de tracteurs ; nombre d'entre elles n'auront d'ailleurs qu'une existence éphémère. La méfiance des paysans suscitée par l'échec d'un certain nombre de C.U.M.A. ralentit, entre 1950 et 1955, les créations de coopératives, puis le mouvement reprend et s'amplifie. D'une part, la coopération agricole se renforce dans les branches existantes (vin, lait, fruits), d'autre part, elle pénètre et se développe dans des branches nouvelles (aviculture, productions bovine et porcine, fabrication d'aliments du bétail) … En liaison avec le courant novateur de l'agriculture de groupe et avec les processus d'industrialisation des productions agricoles, une coopération plus dynamique, recherchant l'efficacité économique, se met progressivement en place à partir de 1960. » Source : « La coopération agricole dans la région Rhône-Alpes », Richard Sceau, 1972.

(4) - « Le marché commun est né avec le traité de Rome de 1957. Il constituait la base de la Communauté économique européenne (CEE). Il reposait alors sur l'union douanière permettant la libre circulation des produits dans la CEE… (promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans la Communauté). L'établissement d'un marché commun et le rapprochement des politiques économiques sont alors perçues comme des objectifs qui une fois réalisés permettront à la Communauté d'accomplir sa mission … L'Union douanière fut achevée le 1er juillet 1968. » Source Wikipedia

(5) – Les farines animales ont été interdites de 2000 à 2017. Source : « Comment les farines animales sont revenues dans les assiettes françaises » Huffington Post

(6) L'ensilage est une méthode de conservation des fourrages par acidification ... Cette technique a largement contribué à l'industrialisation de l'agriculture ainsi qu'au développement des élevages intensifs ... Elle est devenue depuis la seconde moitié du XXe siècle un élément essentiel des systèmes de polyculture-élevage. » Source Wikipedia. (Note : pour plus d’informations, se rendre à la fin de l’article, au chapitre « Risque environnementaux et sanitaires »)

(7) - « … AOC qui ne stipule pas l’interdiction de l’utilisation d’aliments OGM ... », extrait de l’article « Produire du lait sans OGM », sur  le site de la Fédération Interdépartementale des Entreprises de Conseil Elevage.

(8) - « La politique agricole commune (PAC) est une politique mise en place à l'échelle de l’Union Européenne. À l'origine elle est fondée principalement sur des mesures de contrôle des prix et de subventionnement, visant à moderniser et développer l’agriculture … Prévue par le traité de Rome du 25 mars 1957 et entrée en vigueur le 30 juillet 1962, la PAC consiste aujourd'hui en deux piliers : le premier pilier, un soutien du marché, des prix et des revenus agricoles, et le second pilier, le développement rural nommé ainsi en 1999. » Source Wikipedia

(9) - www.vercorslait.com

(10) - Chaque jour, un agriculteur se donne la mort, ce qui fait de cette catégorie socioprofessionnelle la première victime du fléau des suicides en France. Contraints à une course effrénée à la production afin de compenser des prix d’achat misérables, les producteurs de lait se rêvent en « entrepreneurs », mais vivent comme les esclaves des grands groupes pour lesquels ils travaillent. Source : Le Monde Diplomatique, « La course infernale des producteurs de lait », Maëlle Mariette, Février 2021.

 

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